Alors, son père put voir que, sans aucun doute, il étudiait très bien et y consacrait tout son temps ; malgré tout, il ne progressait en rien et, pire encore, il en devenait fou, niais, tout rêveur et radoteur.
Comme il s'en plaignait à Dom Philippe des Marais, vice-roi de Papeligosse, il comprit qu'il vaudrait mieux qu'il n'apprît rien que d'apprendre de tels livres avec de tels précepteurs, car leur savoir n'était que bêtise et leur sagesse billevesées, abâtardissant les nobles et bons esprits et flétrissant toute fleur de jeunesse.
« Faites plutôt comme ceci, dit le vice-roi ; prenez un de ces jeunes gens d'aujourd'hui, n'eût-il étudié que pendant deux ans. Si par hasard il n'avait pas un meilleur jugement, un meilleur vocabulaire, un meilleur style que votre fils, s'il n'avait pas une façon de se présenter meilleure et plus de tenue, je veux bien que vous me considériez comme un trancheur de lard de la Brenne. » L'expérience agréa fort à Grandgousier, qui commanda qu'ainsi fût fait.
Le soir, au souper, ledit Des Marais fit venir un de ses jeunes pages, originaire de Villegongis, nommé Eudémon, si bien coiffé, tiré à quatre épingles, pomponné, si digne en son attitude, qu'il ressemblait bien plus à un petit angelot qu'à un homme. Puis il dit à Grandgousier :
« Voyez-vous ce jeune enfant ? Il n'a pas encore douze ans. Voyons, si bon vous semble, la différence qu'il y a entre la science de vos ahuris de néantologues du temps jadis et celle des jeunes gens d'aujourd'hui. »
La proposition agréa à Grandgousier, qui demanda que le page fît son exposé. Alors, Eudémon, demandant la permission du vice-roi son maître, se leva, le bonnet au poing, le visage ouvert, la bouche vermeille, le regard ferme et les yeux posés sur Gargantua avec une modestie juvénile. Il commença à le louer et à exalter en premier lieu sa vertu et ses bonnes mœurs, en second lieu son savoir, en troisième lieu sa noblesse, en quatrième lieu sa beauté physique et en cinquième lieu il l'exhortait avec douceur à vénérer, en lui obéissant en tout, son père, qui prenait un tel soin de lui faire donner une bonne instruction. Il le priait enfin de vouloir bien le garder comme le dernier de ses serviteurs, car pour l'heure, il ne demandait nul autre don des cieux que de recevoir la grâce de lui complaire par quelque service qui lui fût agréable. Toute cette déclaration fut prononcée par lui avec des gestes si appropriés, une élocution si distincte, une voix si pleine d'éloquence, un langage si fleuri, et en un si bon latin qu'il ressemblait plus à un Gracchus, à un Cicéron ou à un Paul-Emile du temps passé qu'à un jeune homme de ce siècle.
Tout autre fut la contenance de Gargantua, qui se mit à pleurer comme une vache et se cachait le visage avec son bonnet, et il ne fut pas possible de tirer de lui une parole, pas plus qu'un pet d'un âne mort.
Son père en fut si irrité qu'il voulut occire Maître Jobelin. Mais ledit Des Marais l'en empêcha, en lui faisant une belle exhortation, de telle sorte que sa colère en fut atténuée. Il commanda qu'on lui payât ses gages, qu'on le fit chopiner très sophistiquement et que, cela fait, il allât à tous les diables.
« Au moins, disait-il, aujourd'hui il ne coûterait pas cher à son hôte, si par hasard il mourait dans cet état, saoul comme un Anglais ! »
Maître Jobelin parti de la maison, Grandgousier prit conseil du vice-roi sur le choix du précepteur qu'on pourrait donner à Gargantua, et ils décidèrent tous deux qu'on chargerait de cet office Ponocrates, pédagogue d'Eudémon, et qu'ils iraient tous ensemble à Paris, pour savoir quelle éducation recevaient les jeunes gens de France à ce moment-là.
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